La crise n'est pas seulement celle de l'économie, mais aussi, selon vous, celle du comportement des managers, et donc de la façon dont on les a formés. Pourquoi?
Vincent Calvez : Il nous faut comprendre pourquoi, notamment dans le secteur financier, managers et dirigeants d'entreprise ont été pris dans un processus d'aveuglement collectif qui a consisté à rejeter la majorité des signaux d'alerte, à railler ceux qui pensaient autrement, à écarter les porteurs de mauvaises nouvelles. Il y a d'ailleurs une forme de schizophrénie entre un discours vantant les mérites de l'innovation, et donc de la capacité à penser autrement, et la réalité des organisations, qui consiste bien souvent à promouvoir auprès des dirigeants ceux qui leur ressemblent et adoptent un comportement lisse, acritique et consensuel.
En quoi les formations au management seraient-elles en partie responsables de cela ?
Les écoles sont, elles aussi, des organisations, et souffrent des mêmes symptômes que les entreprises. On y valorise surtout l'acquisition des outils du management (comptabilité, finance, marketing, communication, gestion des ressources humaines...), ciblant le "comment" (faire plus vite, mieux, moins cher), au détriment d'une façon de penser plus largement les problèmes : le "pourquoi ?", qui permet aux étudiants de poser des questions inédites, provocantes et ainsi stimuler leur sens critique. Les sciences humaines, entre autres, permettent ce questionnement essentiel, mais elles sont peu représentées dans les écoles. Il y a au contraire une hyperspécialisation des enseignants, et un risque d'appauvrissement des enseignements.
Comment s'explique ce processus ?
Afin d'obtenir les précieux labels des organismes d'accréditation (Association to Advance Collegiate Schools of Business - AACSB, European Foundation for Management Development - EFMD), les écoles doivent se conformer à leurs critères - ce qui est au demeurant indispensable pour garantir la qualité scientifique des cours. Mais ces critères valorisent l'hyperspécialisation des enseignants, qui risquent d'être en contrepartie absents des autres champs intellectuels,, et s'éloignent ainsi de plus en plus de la figure du professeur, de l'honnête homme capable de stimuler, par des questionnements divers, la curiosité et leur aptitude à exercer plus tard leur libre arbitre.
Un autre problème est posé par les "études de cas", base de l'enseignement du management. Celles-ci ont tendance à être standardisées. Les centrales de cas promeuvent les cas visés par les entreprises en invoquant le fait qu'il faut être "au plus près du terrain". Mais les situations décrites et proposées aux étudiants sont ainsi souvent lissées et consensuelles, car rares sont les entreprises qui permettent à des chercheurs d'enquêter sans entraves sur une crise, une erreur de management ou un scandale et de publier ensuite leurs résultats. Cette autocensure conduit à un encouragement du conformisme auprès des étudiants. Les débats pédagogiques qui découlent de situations plus critiques, dérangeantes, voire déstabilisantes, ne semblent pas beaucoup avoir droit de cité dans les programmes de formation, alors qu'elles font indiscutablement partie de la vie des affaires.
Les écoles n'ont-elles cependant pas réagi en créant des cours d'éthique, en s'intéressant aux thèmes du développement durable et de la responsabilité sociale des entreprises ?
Il faut y croire, mais il pourrait aussi s'agir de ce qu'Henry Mintzberg (professeur de management à l'université McGill au Canada) appelle des "remises en cause rituelles" qui servent surtout à apaiser, mais ont un faible impact. Il faut avoir le courage de modifier les critères d'évaluation des organismes certificateurs, et de valoriser les modes pédagogiques qui suscitent la pensée critique. Il faut pouvoir, comme l'on dit en joaillerie, "étonner", c'est-à-dire faire une faille dans un diamant pour mieux le tailler et le faire briller. Plus que jamais, il faut transmettre aux futurs managers une capacité à voir les failles de leurs certitudes, à mettre en doute les "vérités absolues", et à sortir du piège séduisant du conformisme afin d'inventer des nouvelles règles.
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Vincent Calvez, Professeur à l'Essca, chercheur associé au PREG-CRG (Ecole polytechnique)
Parcours
1999 Professeur à l'Essca (Angers) et chercheur associé au Centre de recherche en gestion de l'Ecole polytechnique.
2007 Le Management en archipel : crises, tabous et non-dits dans les organisations, avec B. Bouchard et A. Joly (éd. EMS).
2009 Réussites, tensions et paradoxes dans les organisations : incidents critiques en management, éd. EMS (à paraître).
Propos recueillis par Antoine Reverchon et paru dans l'édition du monde du 16.06.09
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