Indicateurs et évaluation ne prennent pas en compte la partie invisible de la fonction d'encadrement.
Le monde de l'entreprise et de plus en plus celui de l'administration ont adopté depuis longtemps le management par objectif, pensé, présenté et vendu comme l'épine dorsale de l'organisation du travail. Depuis la direction jusqu'au plus petit rang hiérarchique, les entreprises s'attellent ainsi à définir des objectifs que le langage des consultants qualifie de « smart » (pour « spécifique, mesurable, acceptable, réalisable et déterminé dans le temps). « Or, si l'on observe les activités réelles des cadres, on s'aperçoit que les objectifs n'y ont pas du tout une place centrale », note Olivier Cousin, sociologue au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques (Cadis-CNRS). « Les cadres les évoquent peu, et en tout cas très rarement de manière précise. On est plus dans un discours managérial que dans une réalité pratique. »
Les sacro-saints objectifs restent en effet quelque chose de relativement lointain qui n'organise pas véritablement le travail réel, contrairement à ce qui est pensé dans le modèle. Interrogée par M. Cousin lors d'une recherche menée dans une grande entreprise de la métallurgie, une cadre supérieure raconte : « J'arrive vers 8 heures, je regarde mes mails. Il y a pas mal d e ques tions ou de demandes d'actions qui arrivent par mails. Il faut voir s'il n'y a pas de choses urgentes à traiter dans la matinée. J'ai une vingtaine de mails techniques dans la journée. Ça me prend environ deux heures par jour. Ensuite, il y a les réunions prévues dans la journée, et le compte rendu qu'on essaie d'en faire dans la foulée et qu'on communique par mail. Ce n'est qu'après avoir répondu au courrier électronique, une fois la réunion terminée, que je commence à travailler. »
Toute cette gestion du quotidien n'est pas décrite par la littérature interne aux entreprises comme du « travail ». Non seulement les « objectifs » ne correspondent qu'à une part du travail réel, et souvent pas à la partie que les intéressés jugent essentielle, mais encore ils en masquent la part invisible, qui n'est pas comptabilisée comme du « vrai travail » - ou alors de manière aléatoire.
C'est l'évaluation de ce qui est mobilisé dans le travail qui fait ici problème. « Dans l'entretien individuel avec la hiérarchie, comme dans la définition de poste, il n'y a pas marqué «mettre de l'huile dans les rouages, gérer les aléas». Et c'est pourtant ça qui prend 80 % du temps », souligne une responsable de production, citée par M. Cousin. « Lorsqu'ils évoquent l'évaluation annuelle, les cadres soulignent en permanenc e que celle-ci ne veut rien dire, qu'elle ne rend pas compte de leur quotidien. La question des indicateurs est toujours l'occasion d'une critique, fondée sur le fait que le vrai travail échapperait en permanence à la formalisation », ajoute la sociologue Valérie Boussard, sociologue au laboratoire professions, institutions, temporalité (Printemps-CNRS) et auteur de Sociologie de la gestion, les faiseurs de performance (éd. Belin), à paraître fin février. Un sous-directeur d'une grande administration, évalué notamment en fonction du nombre de rendez-vous avec ses homologues étrangers, témoigne : « C'est délirant, ça n'a aucun sens et ça ne correspond à rien... Si on est évalué là-dessus, c'est superfacile de faire ça ! Pour les pays dont je m'occupe, les clients transitent par Paris toutes les semaines ; si l'idée est de faire du chiffre, on va faire du chiffre : je suis capable de rencontrer vingt clients par semaine ! »
Si les objectifs ne sont pas une référence naturelle et spontanée des cadres, ils pèsent néanmoins sur leurs pratiques, note M. Cousin, car « ils dessinent une forme idéale de travail. En cela, ils offrent aux cadres le point d'appui d'un discours critique, par lequel ils révèlent les incohérences mêmes de l'entreprise ». Se placer du point de vue des activités réelles permet de construire une autre vision critique de l'organisation du travail. Et surtout de constater que les cadres mettent en oeuvre des stratégies de résistance, voire d'opposition, estime M. Cousin. « Ce qui les mobilise n'est pas tant la contestation du modèle productif en lui-même que le constat de l'écart entre ce qu'on leur demande a priori de respecter et la réalité du travail. Les entreprises sont aujourd'hui traversées par des logiques différentes, presque contradictoires. C'est précisément ce que les objectifs sont censés masquer. »
Catherine Petillon
Article paru dans l'édition du Monde du 19.02.08
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