C’est la rentrée … alors autant rester dans le cadre de la formation.
Ci-dessous le point de vu, paru cet été, de Hervé Biausser, Directeur de l'École centrale Paris, sur les ingénieurs du futur. Dans un monde qui valorise la rareté, la monté en puissance de grandes universités dans le monde, formant des ingénieurs en grande quantité, n’est pas sans poser des questions …
Quels ingénieurs pour demain ?
Il faut recruter, dépoussiérer radicalement l'enseignement et penser l'insertion de ces professionnels dans l'économie mondiale
Pour comprendre et relever les grands défis du XXIe siècle, le monde a un besoin croissant d'ingénieurs. Mais d'ingénieurs en « trois dimensions » : généralistes de haut niveau scientifique et technique, experts dans le lancement et le pilotage de projets innovants, et à forte culture internationale.
La gageure est de taille, d'abord en raison de la désaffection des étudiants des pays occidentaux pour les carrières scientifiques au profit des formations commerciales ou managériales. Dans le même temps, la Chine forme 300 000 ingénieurs par an, l'Inde près de 450 000, et, pour ne citer que deux institutions, l'Indian Institute of Science de Bangalore ou l'université Tsinghua de Pékin rivalisent aujourd'hui avec les plus prestigieux établissements américains et européens.
A la problématique du recrutement s'ajoute un autre défi : former, pour les entreprises, les gouvernements et les institutions, des acteurs capables d'intégrer les grandes questions environnementales et sociales dans une stratégie de développement équilibrée. L'enjeu est de permettre l'accès à l'énergie, à l'eau, à l'alimentation, à la santé, à l'information et à la formation aux 9 milliards d'hommes et de femmes qui peupleront notre planète en 2050 et dont 75 % vivront dans les villes.
La stratégie la plus efficace pour faire face à cette responsabilité environnementale, sociétale et géopolitique, est de donner un rôle central à un ingénieur généraliste « éclairé », doté d'une vision internationale, et non plus uniquement représentant une élite scientifique nationale. Ce constat est partagé par la majorité des grandes écoles, mais, pour en tirer les conséquences, il faut engager une véritable révolution pédagogique dans l'enseignement scientifique supérieur.
La démarche scientifique interdisciplinaire de l'ingénieur et sa capacité à innover lui assurent ce rôle central dans les grands enjeux de société, tels qu'optimiser à l'échelle mondiale une fourniture diversifiée d'énergie ou maîtriser l'impact des technologies de l'information et de la communication sur nos sociétés et sur leur organisation. L'ingénieur pourra aussi intervenir dans l'organisation des systèmes de santé : par exemple, en transposant au milieu hospitalier les méthodes industrielles de gestion des risques.
Autre enjeu incontournable pour l'ingénieur-manager de demain : comprendre les défis et les facteurs de croissance des économies occidentales, dans un marché hyper mondialisé et compétitif. La nouvelle pédagogie confrontera donc de manière concrète, dès son entrée à l'école, le futur ingénieur aux grands enjeux de développement durable et de responsabilité sociétale.
AGIR POUR VALORISER LES TALENTS
Cette entreprise pédagogique nécessite un dépoussiérage radical des cursus de l'ingénieur, en replaçant chaque enseignement dans son contexte global, et en prenant la peine d'expliquer aux étudiants ses applications et ses enjeux. Ce parti pris implique de renoncer au maximum aux cours ex cathedra, pour leur préférer un enseignement qui marie l'excellence à la pratique, avec le souci de l'épanouissement des individualités et du leadership. Cette démarche permettra de motiver plus encore les jeunes talents en quête de sens et de responsabilité.
Le renouveau des filières scientifiques passe également par une accélération forte du recrutement : il est dès lors essentiel de se tourner vers les jeunes femmes, « vivier » de talents sous-exploité. Le constat actuel est le suivant : 20 % seulement des jeunes qui engagent des études scientifiques après le bac sont des femmes, alors qu'elles représentent 50 % des bacs S.
Les entreprises ont vu l'enjeu et ont la volonté de changer, mais c'est au plus près du terrain que l'action se situera. Les grandes écoles d'ingénieurs ont le devoir de se mobiliser autour de cette mission, en se donnant les moyens de comprendre la désaffection des femmes et ses causes. Parmi celles-ci, l'idée communément admise que les écoles d'ingénieurs ouvrent à des « métiers d'hommes », ou qu'on entre en sciences comme en religion. Ces blocages culturels et sans doute un enchevêtrement d'autres, les établissements d'enseignement scientifique doivent se donner les moyens de les analyser, afin de lancer des initiatives fondatrices et exemplaires avec des partenaires engagés, publics et privés.
L'insertion dans le tissu académique et économique international est un autre enjeu prioritaire des grandes écoles d'ingénieurs. C'est à cette échelle que l'excellence dans la recherche et la formation s'organise et s'évalue. Il est donc impératif d'atteindre une taille critique qui nous permette de mesurer notre performance à celle de la communauté académique mondiale, et de nouer des partenariats prestigieux.
Or, jusqu'à récemment, les grandes écoles françaises ont préféré régner seules sur leur enclos national, plutôt que d'augmenter leurs effectifs ou de nouer des alliances. Le résultat se lit notamment dans les très modestes résultats qu'elles obtiennent, malgré leurs performances scientifiques, dans le classement de Shanghaï, qui valorise le critère de la taille.
Il est donc vital de changer de philosophie, de croître, de s'internationaliser et de s'allier, notamment en Asie. Osons exporter la pédagogie scientifique et technique française et le « French ingénieur », synonymes d'excellence depuis plus de cent cinquante ans, et formons des ingénieurs à leur aise dans un environnement de travail multiculturel, en allant jusqu'à créer des écoles « soeurs » dans d'autres pays.
Hervé Biausser
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