Par Alain et Chantal Euzéby, professeurs de sciences économiques à l'Institut d'études politiques de Grenoble et à l'université Pierre-Mendès-France de Grenoble.
C'est parce qu'elle est obligatoire et financée par des prélèvements obligatoires (cotisations et impôts) que la protection sociale est souvent présentée comme une atteinte aux libertés individuelles et comme un poids de plus en plus difficile à supporter. Le fameux déficit de l'assurance-maladie et les besoins financiers de l'assurance-vieillesse sont largement jetés en pâture à l'opinion publique en laissant parfois supposer qu'ils sont dus à une sorte de vice originel ou à une mauvaise gestion chronique des organismes. Face aux dénigrements de ce genre, il est important de souligner que l'assurance-maladie a pour but de favoriser l'égalité d'accès aux soins médicaux. Ainsi, à la différence de ce qui se passe dans un système d'assurance-maladie privé et facultatif, tel que celui qui prévaut aux Etats-Unis, chacun contribue en fonction de ses moyens et non pas en fonction de l'étendue des garanties souscrites et des risques d'être malade.
S'agissant des régimes de retraite par répartition, ils sont beaucoup plus sûrs que les fonds de pension à cotisations définies qui tendent à se développer (à titre principal ou à titre complémentaire) dans de nombreux pays. A la différence de ces derniers, ils sont en mesure de prévoir une indexation des pensions sur les prix et le niveau de celles-ci n'est pas exposé aux multiples risques que représentent l'inflation, l'évolution des taux d'intérêt et des taux de change, ou les variations des cours boursiers. Or, non seulement ces risques ne sont pas assurables, mais encore il faut les considérer sur une bonne soixantaine d'années ; et cela dans un monde où les pays sont de plus en plus interdépendants et où aucun d'eux n'est à l'abri de crises financières.
Il faut également savoir que les régimes d'assurance-maladie et d'assurance-vieillesse de la Sécurité sociale présentent des coûts de gestion beaucoup plus faibles que ceux de leurs homologues privés. Cela s'explique aisément par plusieurs raisons : ils n'ont pas de but lucratif, et donc pas de bénéfices à réaliser ni d'actionnaires à rémunérer ; étant obligatoires, ils ne sont pas soumis à la concurrence et n'ont donc pas à effectuer des dépenses de marketing et de publicité pour attirer des clients ; dans le domaine de l'assurance-maladie, ils couvrent leurs assurés de manière uniforme et réalisent d'importantes économies d'échelle ; en matière d'assurance-vieillesse, ils n'ont pas à se doter de services de gestion de placements financiers ; pour les régimes de salariés, le versement direct par les employeurs des cotisations sociales et de la contribution sociale généralisée (CSG) est une source d'économies non négligeable.
En matière d'assurance-maladie, les compagnies d'assurances des Etats-Unis présentent des frais de gestion de l'ordre de 10 % à 13 % de leurs dépenses (moins de 4,5 % en France pour l'assurance-maladie du régime général de la Sécurité sociale). Ces mêmes frais sont supérieurs à 10 % pour les fonds de pension américains et anglais, contre 1,2 % en France pour l'assurance-vieillesse du régime général. S'il n'y a pas de déficit de l'assurance-maladie privée aux Etats-Unis, c'est parce que les contributions sont augmentées par les compagnies d'assurances au fur et à mesure que leurs dépenses s'élèvent. Ainsi, entre 2000 et 2006, les primes des assurances-maladie souscrites facultativement par les entreprises pour leurs salariés ont-elles progressé, en moyenne, de plus de 80 % ! Si bien que certains dirigeants de grandes firmes (Ford et General Motors, notamment) ont déclaré leur préférence pour un système d'assurance-maladie public car il leur coûterait moins cher.
Quant aux dépenses de santé prises dans leur ensemble, elles se situent aux alentours de 15 % du PIB aux Etats-Unis, contre moins de 11 % en France, alors que quelque 46 millions de personnes aux Etats-Unis (dont 8,3 millions d'enfants), soit 15 % de la population, n'ont aucune couverture en matière de maladie et que de nombreuses autres ne sont que faiblement couvertes.
Face à la progression inéluctable des besoins auxquels elle va devoir faire face dans les décennies à venir et aux convoitises qu'elle attise du côté des compagnies d'assurances, qui perçoivent les assurances-maladie et vieillesse comme des marchés en pleine expansion qui leur échappent largement, la protection sociale a besoin, plus que jamais, d'être défendue et renforcée. Cela ne la dispense pas des efforts qui sont encore nécessaires en matière de rationalisation des soins médicaux, mais il convient de souligner qu'elle n'"absorbe", ne "ponctionne", ni n'"accapare" aucune fraction des richesses produites car elle n'est rien d'autre qu'un ensemble de mécanismes de redistribution des revenus en faveur des malades, des personnes retraitées, des familles avec des enfants à charge et des économiquement faibles.
D'ailleurs, sur le plan économique, il n'y a pas de véritable différence entre des cotisations versées à des organismes de protection sociale et des primes payées à des compagnies d'assurances. Pourquoi n'aurions-nous pas les moyens de dépenser davantage pour ce que nous avons de plus cher - la santé, les enfants, la sécurité pour les vieux jours - alors que d'énormes dépenses de publicité nous poussent constamment, et avec succès, à acheter des gadgets de toutes sortes ?
Même avec un taux de croissance modéré, de l'ordre de 2 % par an, il y a largement de quoi faire face aux besoins financiers de la protection sociale. C'est uniquement une question de priorité et de choix des modes de prélèvements. Quel est l'intérêt de réduire la prise en charge ou le remboursement de certains soins médicaux dont la nécessité est reconnue si cela doit se traduire par une augmentation des dépenses des patients et des tarifs des mutuelles et compagnies d'assurances qui prennent le relais de la Sécurité sociale ? Des évolutions vers une privatisation partielle de l'assurance-maladie ou de l'assurance-vieillesse ne feraient guère que transformer des prélèvements obligatoires en dépenses privées, sans diminuer pour autant les coûts des besoins couverts, mais au prix de pertes importantes en termes d'efficacité, de solidarité et de justice sociale...
Point de vue paru le 08.06.07.
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