Par Jean de Kervasdoué, ancien directeur des hôpitaux, professeur au CNAM.
La "franchise" est une pratique aussi courante qu'universelle de l'assurance. Quand elle existe, l'assuré s'efforce en effet d'éviter tout accident, car il sait qu'il la paiera toujours de sa poche. Il se comporte alors comme s'il n'était pas assuré. Les experts disent que l'on limite ainsi le "risque moral", autrement dit le changement de comportement des gens assurés qui pourraient, parce qu'ils sont assurés, prendre plus de risques. Cette intéressante idée est-elle transférable à l'assurance-maladie ? Le candidat Sarkozy le pensait, son gouvernement annonce qu'il va la mettre en oeuvre dès le 1er janvier 2008.
Avec d'autres économistes de la santé, j'ai également été séduit par cette voie de recherche, mais en suis devenu un adversaire farouche : elle ne marche pas et produit assez vite l'effet inverse du but recherché. Non seulement elle accroît les inégalités dans l'accès aux soins, mais elle contribue à la croissance des dépenses de santé : elle produit de l'inflation. Il suffit pour s'en convaincre d'étudier un demi-siècle de politiques menées en France et dans les autres pays occidentaux.
En France, nous avons, depuis bien longtemps, un ticket "modérateur", ainsi appelé parce qu'il était censé "modérer" la croissance des dépenses de soins. Il n'a rien modéré du tout pour une raison bien simple : la quasi-totalité de la population est couverte par des assurances privées (mutuelles, institutions de prévoyance, compagnies d'assurances), complétées depuis 2000 par la CMU. Elles prennent en charge ce fameux ticket modérateur.
Passons la frontière et regardons maintenant le montant des dépenses de soins et leur taux de croissance depuis 1990 : très curieusement, les pays les plus chers et les plus inflationnistes sont ceux où les assurances privées ont une part sinon importante (Etats-Unis, Suisse), du moins significative (Allemagne, France).
Pour les Etats-Unis, cette politique est dramatique : 45 millions d'Américains n'ont aucune assurance, chaque habitant des Etats-Unis dépense par an en moyenne trois fois plus qu'un Britannique et, pourtant, le tiers des Anglais les plus pauvres vit plus longtemps que le tiers des Américains les plus riches ! Pourquoi ? Tout simplement parce que les gens riches pensent que les bons médecins sont chers et que les grands hôpitaux sont les établissements luxueux ; ils achètent donc une assurance qui leur permette, le cas échéant, de les rembourser et, de fil en aiguille, les honoraires et les tarifs s'accroissent. C'est le même marché, et il n'est pas concevable d'avoir une trop grande différence de revenus entre les médecins des uns et ceux des autres.
Revenons en France, une des raisons qui a conduit à imaginer cette franchise vient du fait que l'UMP s'est également engagée à autoriser "une certaine liberté" des honoraires médicaux ; les comptes sociaux vont mal, il fallait donc que cette croissance ne soit pas prise en charge par l'assurance-maladie. Si le revenu des médecins libéraux augmente, peut-on croire un instant que les médecins hospitaliers ne vont pas rapidement s'émouvoir de voir le revenu de leurs confrères s'améliorer et pas le leur ? Grève, augmentation des salaires, croissance des dépenses d'assurance-maladie... la suite des événements est d'ores et déjà prévisible. Tout cela pourrait arriver vite si la franchise était prise en charge par les assureurs complémentaires.
En l'état actuel de la jurisprudence européenne et constitutionnelle, un ticket modérateur d'ordre public (non remboursable) qui s'imposerait à tous les assureurs installés sur le marché français, sans distinction de nationalité, serait compatible avec la "libre prestation de service". Autrement dit, il ne pourrait pas y avoir d'exception pour les plus déshérités, ceux qui relèvent de la CMU. Donc, soit la franchise est prise en charge par les assureurs complémentaires et redevient alors ni plus ni moins une autre forme de ticket modérateur, soit elle ne l'est pas, et l'inégalité dans l'accès aux soins s'accroît.
Par ailleurs, que veut dire "responsabiliser" des malades ? Rappelons que 52 % des dépenses médicales sont engagées par 5 % des Français qui sont vraiment malades. Sont-ils "responsables" de leur âge, de leur cancer ou de leur diabète ? En outre, un patient consulte parce qu'il a mal au ventre, il ne "demande" pas que son médecin lui fasse des radiographies ou des analyses, il ne souhaite pas particulièrement qu'on l'opère ou qu'on lui prescrive des antibiotiques, il désire simplement ne plus avoir mal, et cela le plus rapidement et le moins douloureusement possible. En quoi est-il "responsable" des prescriptions ?
Enfin le système informatique de l'assurance-maladie n'est pas capable de bâtir en quelques mois un système de franchise aussi complexe (il y en aurait quatre) et encore moins de tenir compte du revenu d'un ménage. Rappelons que toute la construction de l'assurance-maladie est fondée sur des droits individuels liés au travail. Si, dans un ménage, il y a un travailleur indépendant et un employé (ou un agriculteur), ils ne sont pas gérés par les mêmes caisses. Pour tenir compte du revenu, il sera nécessaire de communiquer aux caisses la déclaration de revenus et de reconstruire des programmes informatiques tenant compte de ces informations.
Or chacun convient que les 3 000 programmes de gestion de l'assurance-maladie n'encaisseront pas ce choc : cette "vieille 403 maintes fois rafistolée", selon le mot d'un connaisseur, rendra l'âme, à moins d'attendre au moins deux ans et d'investir 500 millions d'euros. Tout cela pour réduire, dans la meilleure hypothèse, les dépenses d'assurance-maladie de 1,4 milliard d'euros, alors que le déficit de cette année sera d'au moins 4,5 milliards ! Ces franchises, si elles voient le jour, seront loin de combler le déficit, le reste ne nous sera pas épargné, à moins que ne perdure la triste politique de transfert de la dette aux générations futures.
Point de vue paru le 07.06.07.
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