Interview - Isabelle Ferreras, sociologue et politologue spécialiste de la vie au travail, estime que les managers doivent arrêter de considérer les employés comme des instruments productifs. Ces derniers ont besoin de se sentir davantage utiles et autonomes.
Sociologue et politologue, Isabelle Ferreras est chercheuse à l’université de Harvard, aux Etats-Unis, et professeure à l’université de Louvain, en Belgique. Elle y donne des cours de sociologie du travail et d’économie.
La crise économique est-elle révélatrice d’un modèle de l’entreprise lui-même en crise ?
Oui. La boussole du monde de l’entreprise est biaisée depuis les années 1970. L’actionnaire est le nord de la boussole, considéré comme l’ayant droit final, comme s’il était le seul à prendre des risques. C’est se méprendre sur ce qu’est une entreprise : un lieu où se jouent des rapports sociaux, et donc une institution politique avec des finalités économiques. Mais cette définition n’existe pas en droit, qui ne reconnaît que l’existence de la société commerciale, celle qui a des propriétaires, les investisseurs et donc les actionnaires.
Est-ce le bon moment pour changer de modèle ?
Oui. Les niveaux de stress, de troubles psychosociaux et de burn-out croissent année après année, toutes catégories professionnelles confondues. En fait, les salariés font l’expérience d’une contradiction. Ils sont nés avec le droit de vote et on leur demande, en tant que citoyens, de s’exprimer sur des sujets parfois complexes. Ils ont intégré la norme de l’égalité démocratique et la reconnaissance de leur égale dignité. Mais, dans l’entreprise, ils sont considérés comme un pur « facteur travail » loué pour mener à bien un objectif défini par autrui, et sur lequel ils n’ont pas leur mot à dire. Cela rentre en contradiction avec la manière dont ils se pensent et se vivent comme investisseurs dans leur travail.
Les plus jeunes, habitués à être consultés dès leur plus jeune âge, sont peut-être encore plus rétifs à la subordination que les autres…
C’est vrai, les jeunes ont une culture démocratique plus aiguë que leurs aînés. Ils ont conscience qu’ils ont le droit d’avoir un avis et qu’il est légitime de le faire valoir dans la collectivité. Il paraît donc inévitable que l’entreprise s’adapte, à l’avenir, à cela. Les managers qui prennent les travailleurs uniquement pour des instruments productifs créent de la démotivation, des conditions de travail fort peu productives ou innovantes. Dans une économie de la connaissance, dont le niveau de productivité dépend de l’implication des salariés, la démocratie en entreprise va, au final, devenir une question d’efficacité pour l’entreprise et pour l’actionnaire lui-même.
Que cherche, aujourd’hui, un salarié à travers le travail ?
Pas seulement un salaire. Il cherche aussi à se sentir inclus dans un milieu social, utile, autonome dans sa capacité à mener sa vie, et à faire quelque chose d’intéressant. Plus encore à l’heure où 70 % de l’emploi se trouve dans les services, travailler, c’est prendre part à l’espace public. L’entreprise est, de fait, ouverte vers l’extérieur, elle qu’on dit pourtant « privée » ! Cette ouverture amène le travailleur à mobiliser d’autant plus sa culture démocratique et, par conséquent, à interroger constamment la justice – ou l’injustice – des arrangements des collectifs de travail dans lesquels il est impliqué. Forcément, les salariés d’aujourd’hui, ayant un niveau de formation moyen sans précédent dans l’histoire, ont un avis sur la manière dont leur travail est organisé.
L’enjeu est donc de prendre en compte cet avis au sein de l’entreprise…
Oui. Afin que le subordonné perçoive comme légitimes les normes d’organisation du travail qu’il aura contribué à créer. Certaines entreprises, comme les Scop (Société coopérative et participative) et celles en autogestion, sont déjà organisées de manière démocratique. Mais comment faire transiter une entreprise capitaliste normale vers un modèle de démocratie ? L’actionnaire est propriétaire de son action, et donc des moyens de production. Mais ce n’est pas pour autant que les salariés n’ont pas le droit de faire valoir leurs intérêts. Je propose donc qu’à côté d’une chambre des représentants des apporteurs en capital – l’actuel conseil d’administration – soit élue une chambre des représentants des investisseurs en travail, de manière à faire de la direction de l’entreprise une entité également responsable devant les deux chambres. Par ce bicamérisme économique, la voix des salariés serait enfin prise au sérieux. Mais il y aura des réticences patronales et syndicales.
Pourquoi les syndicats seraient-ils frileux ?
Il est plus facile de rester dans la contestation pure que de revendiquer une prise de responsabilité. Cela les obligerait à se réinventer en tant que réels représentants des travailleurs.
Les salariés sont-ils eux-mêmes vraiment en attente de plus de démocratie ?
Tous les membres des Scop ne sont pas enthousiastes à l’idée de participer aux institutions de leur entreprise, c’est vrai. La démocratie, c’est exigeant. Mais la perspective, pour un salarié, de déterminer les conditions de sa vie au travail va libérer les énergies, décupler la motivation et donc la productivité. Les bénéfices seront plus importants. Et puis, doit-on continuer à prendre les salariés pour des enfants ? Ou devrait-on enfin leur reconnaître une légitimité, qui est la condition d’une plus grande mobilisation et d’une plus grande satisfaction ? Bien plus que des mesures cosmétiques comme des discours sur la culture d’entreprise, des séances de massage ou des bonus financiers. —
Gouverner le capitalisme ?, d’Isabelle Ferreras (Presses universitaires de France, 2012)
Article du magazine Terra Eco [ici]
(Crédit photo : presses universitaires de france)
Commentaires