Voici bientôt cinquante ans, le rapport Bloch-Lainé plaidait de manière audacieuse, mais en vain, Pour une réforme de l'entreprise (Seuil, 1963). Ce document engagé proposait d'explorer les conditions d'une meilleure « coopération des producteurs » - salariés, cadres et dirigeants - et, pour ce faire, d' « adapter le droit aux faits ». Pour ses auteurs, seule une réforme des institutions et des règles du jeu pouvait susciter « des changements assez profonds dans les manières d'être et d'agir ».
Le rapport soulignait ainsi la nécessité de corriger l'asymétrie en défaveur des salariés, « tenus à l'écart des décisions qui donnent un sens à leur activité et dont dépend leur existence ». Il proposait donc de créer un « statut du personnel », au même titre qu'un « statut du capital », afin de « faire des salariés de véritables sociétaires et des citoyens à part entière » : non pour partager le pouvoir de direction, mais pour leur donner les moyens de le « surveiller et l'influencer ». Le texte préconisait une « nouvelle entreprise », avec un collège des directeurs et une « commission de surveillance », qui « grouperait les «syndics» du capital et [ceux] du personnel ».
En 1975, le rapport Sudreau affichait des convictions proches. Partant du constat selon lequel les organes dirigeants de l'entreprise « sont construits à partir du seul capital », il proposait de créer une nouvelle voie de participation, la « cosurveillance », au-delà du rôle consultatif des comités d'entreprise. Il plaidait aussi pour un véritable « droit de chacun à s'exprimer sur son propre travail » et pour une déconcentration des pouvoirs.
En 1981, le rapport Auroux sur « Les droits des travailleurs », porté par l'alternance politique, aurait pu concrétiser de manière décisive ces deux avancées défendues par ses aînés : l'expression des salariés et leur participation à la gestion de l'entreprise. Cela n'a pas été le cas, car les modalités concrètes du « droit d'expression des salariés » l'ont condamné rapidement, et le renforcement du rôle de contrôle économique des comités d'entreprise n'a introduit aucun changement décisif dans l'organisation du pouvoir de l'entreprise.
Transfert de pouvoir
La crise actuelle est une occasion historique de renouer avec ces ambitions réformatrices : l'entreprise a un besoin vital du « loyalisme » de ses salariés, selon la définition de l'économiste américain Albert Otto Hirschman. Traduisant la confiance dans l'organisation, cette attitude, qui mêle contestation et participation, est une ressource-clé, car le salarié va, en faisant le choix de communiquer son expérience et son opinion, éventuellement critique, se positionner comme contributeur. Mais ce loyalisme nécessite la réciprocité.
Innover pour créer les conditions d'une participation des salariés, tel est l'enjeu de la réforme des entreprises. Elle ne se fera pas sans un transfert de pouvoir du centre vers sa périphérie, et de ses dirigeants vers ses salariés et leurs représentants.
Réfutant l'idée que les actionnaires sont les propriétaires de l'entreprise, l'équipe du pôle de recherche du Collège des Bernardins (Collegedesbernardins.fr) pose de manière inédite les questions-clés du pouvoir et de la responsabilité. Ce programme, dont un point d'étape a été présenté à un panel de dirigeants le 28 mai, vise, à l'horizon 2011, à définir une conception de la propriété qui « honore toutes les dimensions de l'entreprise, en particulier sa responsabilité sociale », et rééquilibre ses obligations à l'égard de toutes ses parties prenantes.
Jean-Marc Le Gall
Article paru dans l'édition du Monde du 08.06.10
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