En apparence, la folie qui s'est emparée des marchés financiers n'a pas encore provoqué d'explosion sociale. Mais au fur et à mesure que les Bourses chutent et que les faillites bancaires se multiplient, la crise financière - "la pire depuis celle de 1929" à en croire Barack Obama - déstabilise l'économie réelle et allume des feux sous le chaudron social. En France, la récession a pointé son nez avant que la tempête se manifeste sur les marchés. Le chômage a connu, en août, sa plus forte hausse depuis quinze ans. Le pouvoir d'achat est en berne pour les salariés et les retraités qui vont pâtir du resserrement du crédit. Le moral des ménages est au plus bas. Et la crise risque d'accentuer fortement la pauvreté et les inégalités.
Dans une note diffusée le 7 octobre et intitulée "la déchirure", l'association Entreprise et Personnel (E & P), qui regroupe plus de 150 directeurs des ressources humaines (DRH), tire le signal d'alarme. Dans les mois à venir, observe-t-elle, les "composantes d'une crise sociale risquent d'être présentes : faible adhésion au pouvoir et absence d'alternative politique crédible, multiplication des situations personnelles difficiles, montée de la conflictualité dans nombre d'entreprises contraintes à la rigueur, voire aux réductions d'effectifs, et enfin contestation aujourd'hui rampante dans le secteur public". Alors que le Fonds monétaire international (FMI) dessine pour la France de sombres perspectives en 2009, avec une croissance de + 0,2 % (+ 0,8 % en 2008), les signes de crise sociale s'accumulent. Bernard Thibault, le secrétaire général de la CGT, souligne que "l'état d'esprit des salariés est au mécontentement et en même temps à la souffrance".
Dans cette France en souffrance sociale, les fracas de la tempête financière ont rendu quasiment invisible la "journée mondiale sur le travail décent", organisée le 7 octobre par la Confédération syndicale internationale (CSI), qui en avait arrêté le principe il y a deux ans. Selon les syndicats, les 87 manifestations ont réuni 112 000 personnes. Un résultat révélateur de la faiblesse du syndicalisme alors même que cette initiative était en résonance directe avec la crise financière. Aux yeux de l'Organisation internationale du travail (OIT), le travail décent est un socle minimal vital qui se compose de quatre éléments : un travail donnant les moyens de vivre et de nourrir sa famille ; une protection sociale pour affronter les caps difficiles (maladie, chômage, vieillesse) ; des règles de droit garantissant les conditions d'emploi ; un "dialogue social respectueux des individus".
La crise financière met à mal ces quatre piliers du social. Elle menace aussi la cohésion sociale et accentue le ressentiment des inégalités. Quand une étude révèle que "trois PDG français sur quatre ont vu leur rémunération augmenter de plus de 40 % en 2007" et que des "parachutes dorés" récompensent des faillis de la tornade se diffuse en France, note E & P, "l'idée d'une société à deux vitesses, dans laquelle seuls les riches bénéficient de la mondialisation". Dans sa "déclaration de Londres", le 27 septembre, sur "la crise du capitalisme casino", la Confédération européenne des syndicats (CES) - à laquelle adhèrent la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et l'UNSA - a réclamé, outre "un changement fondamental de comportement" du capitalisme financier, "une aide en direction des travailleurs touchés, des ménages menacés d'expulsion, des retraités risquant la pauvreté". "Il n'est pas juste, ajoute la CES, que les principaux bénéficiaires soient ceux qui ont causé le désordre."
Pour autant, aucun dirigeant syndical français n'a adopté une posture va-t-en guerre. M. Thibault ne s'est pas privé de dénoncer les dérives du capitalisme financier, soulignant combien la crise démontre que "ce ne sont pas les politiques qui tiennent véritablement la barre". "Les marchés financiers pilotent l'économie à l'échelle internationale", a martelé le secrétaire général de la CGT, en jugeant qu'"un des éléments originels de cette crise internationale, c'est de s'être concentré sur la valorisation du capital, au détriment du travail humain, seul créateur de valeur". François Chérèque s'est même montré d'abord favorable à l'appel à l'unité nationale lancé par François Fillon avant d'y mettre des conditions signifiant une fin de non-recevoir. "L'unité nationale n'existera que si les efforts faits par les salariés en termes d'emploi et de pouvoir d'achat sont aussi faits par ceux qui ont bénéficié des largesses du gouvernement", a insisté le secrétaire général de la CFDT en réclamant, comme le Parti socialiste, la suppression du "bouclier fiscal".
La proximité des élections prud'homales, le 3 décembre - un rendez-vous crucial alors que les règles de la représentativité syndicale viennent d'être réformées -, va aiguiser la concurrence entre les syndicats. Une surenchère dans la radicalité est peu probable, chaque organisation cultivant une image "responsable". Mais une attitude conciliante est encore plus improbable, surtout de la part d'une CFDT qui craint de perdre des plumes. Aux élections aux comités d'entreprise en 2005-2006, la CGT, avec 22,9 %, et la CFDT, avec 20,3 %, ont perdu 0,5 et 0,9 point en deux ans. L'émergence du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) peut, a contrario, favoriser des syndicats incarnant la contestation, comme Solidaires.
Plus qu'une explosion sociale, Entreprise & Personnel juge plus probable un "scénario gris", avec "le retour de conflits durs et ponctuels, en particulier dans les entreprises qui annonceraient des suppressions d'emplois ou mettraient en oeuvre des politiques salariales restrictives". Dans sa revue Actualité de septembre, l'Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) recommande aux entreprises de contourner avec prudence les 35 heures : "Le jeu ne serait pas gagnant-gagnant si la souplesse retrouvée devait s'accompagner d'un regain de tensions sociales." Alors que, sur le temps de travail, Nicolas Sarkozy a pris le risque de rompre la confiance qu'il était en train de nouer avec la CGT et la CFDT, les syndicats peuvent être tentés par la grève du compromis dans les trois grandes négociations à venir (formation professionnelle, gestion prévisionnelle des emplois, assurance-chômage). L'autre danger est une recrudescence de ce que Christian Morel baptisait La Grève froide dans son livre du même titre (Octarès, 1994) : débrayage, harcèlement de la hiérarchie, chahut, grève du zèle, refus des heures supplémentaires, absentéisme, etc. Mais si la crise financière continue à faire bouillir le chaudron social, il suffira de quelques braises pour que des grèves froides deviennent chaudes.
LE MONDE | 10.10.08 | 13h33 • Mis à jour le 10.10.08 | 15h55
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