La langue française contre... le stress des cadres
Certaines entreprises s'aperçoivent que la traduction des documents et logiciels améliore le confort des salariés
C'est une première. Le 25 janvier, un accord a été signé entre les syndicats et la direction de General Medical Systems (GEMS) France, filiale d'un groupe international de fabrication d'appareils d'imagerie médicale, sur l'utilisation du français dans l'entreprise. Les 2 000 salariés, dont 1 500 travaillent sur le site de Buc (Yvelines), où sont représentées près de 50 nationalités, auront désormais à disposition dans la langue de Molière ce qui est nécessaire pour leur activité quotidienne : manuels techniques, informations relatives à la sécurité, notes de communication et procédures de travail. L'ensemble des outils informatiques sera également disponible en version française. Et les personnes dont le poste conduit à utiliser fréquemment l'anglais sont assurées de bénéficier de formation.
Pour Jocelyne Chabert, deléguée du personnel CGT, cet accord « équilibré » vient conclure une bataille longue de dix ans. « L'utilisation abusive de l'anglais pour les documents de travail, les messages, les logiciels, créait une nouvelle forme de discrimination qui touchait les moins qualifiés et les plus âgés. Nous avons mené une action en justice et, en mars 2006, la cour d'appel de Versailles nous a donné raison. » Après s'être pourvue en cassation, la direction a décidé de mener parallèlement des négociations avec les organisations syndicales, qui ont joué le jeu. Car l'arrêt de la cour d'appel allait plus loin que la stricte application de la loi Toubon du 4 août 1994.
Celle-ci a modifié le droit du travail et contraint l'employeur à rédiger en français « tout document comportant des obligations pour le salarié ou des dispositions dont la connaissance est nécessaire à celui-ci pour l'exécution de son travail, à l'exception des documents reçus de l'étranger ou destinés à des étrangers » (article L.122.39.1). Or, chez GEMS, près de 80 % de la documentation est d'origine étrangère, tient à rappeler Diane Bacquet-Herbaux, responsable juridique droit social. « Dans cette négociation, nous avons davantage cherché à répondre aux besoins des salariés qu'à se mettre d'accord sur des modalités d'application de la loi, relate-t-elle. Des groupes de travail ont ainsi été mis en place pour faire remonter des problèmes précis. Ainsi, toute la documentation ne sera pas traduite. Une liste a été établie. » La commission paritaire de suivi de l'accord, conclu pour cinq ans, est chargée de mettre à jour chaque année cette liste. Elle pourra être saisie par un salarié qui s'estime gêné dans son travail par le défaut d'une version française d'un document.
Pour Jean-Loup Cuisiniez, porte-parole du collectif Pour le droit de travailler en français en France et chargé de la question linguistique à la CFTC, cette première est la preuve qu'il faut se battre dans les entreprises pour négocier le français comme langue de travail. « De tels accords pourraient éviter les procès, comme en avril 2007, lorsqu'un tribunal a condamné Europ Assistance à mettre à disposition de ses salariés une version française de deux logiciels en anglais, dit-il. Nous avons demandé au syndicat national des sociétés d'assistance (SNSA) une négociation sur le sujet, mais, pour l'instant, nous n'avons qu'une vague proposition d'introduire dans le préambule de la convention collective un engagement des entreprises à respecter l'article L.122.39.1. »
Certains luttent pied à pied contre la marée envahissante de la langue anglaise. Avec plus ou moins de succès. Chez Areva Transmission & Distribution, 25 000 salariés dont 4 800 en France, le portail de l'intranet est en anglais ; une partie de la communication arrive dans la langue de Shakespeare, ainsi que les notes concernant le fonctionnement de l'outil informatique : « Beaucoup de salariés qui la comprennent mal souffrent de cette situation, estime Maryvonne Jaffré, délégué syndical CFTC. C'est du stress supplémentaire, car cela prend plus de temps à lire et à comprendre. Mais quand j'aborde cette question avec la direction, on me répond que l'utilisation de l'anglais s'impose parce que nous sommes une entreprise internationale. »
Chez Cargill France, filiale du groupe alimentaire américain, employant 1 300 salariés dans l'Hexagone, les représentants du personnel ont contesté l'absence de traduction française des outils informatiques, entraînant une forme d'inconfort dans le travail. « A notre demande, la direction a organisé un sondage qui a montré que 90 % des gens préféraient utiliser le français, raconte Daniel Allibert, membre CFDT du comité d'entreprise. L'été dernier, elle a mené une étude sur cinq postes de travail pour examiner la compatibilité de nouveaux logiciels intégrant une version française avec ceux des autres sites dans le monde. » L'étude ayant montré que le transfert d'informations n'était pas entravé, les salariés ont été progressivement équipés et peuvent désormais choisir leur langue d'utilisation. « Le groupe ne voulait pas imposer de travailler en anglais, c'était plus par facilité que l'anglais s'était imposé, observe M. Allibert. Nous nous sommes appuyés sur ce qui se pratiquait au Québec, où Cargill a une usine, et sur la jurisprudence française concernant la loi Toubon pour convaincre. »
Quelques entreprises françaises travaillant à l'international s'efforcent cependant de ne pas succomber à l'anglais tous azimuts. Chez Suez, on affirme pratiquer le multilinguisme : l'intranet est accessible en français, en anglais et en néerlandais. Les réunions des cadres supérieurs s'accompagnent par exemple d'une double projection de documents, en anglais et en français. Du côté de Total, on veille au bilinguisme dans toute la communication. Mais, pour la première fois cette année, le séminaire de formation des cadres appelés à des postes de direction s'est tenu exclusivement dans la langue de Shakespeare...
Nathalie Quéruel
Article paru dans l'édition du Monde du 16.04.08
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