Dans l'industrie automobile, Toyota fait figure d'ovni. Depuis des années, le constructeur japonais collectionne les places de numéro un : en termes de productivité, de rentabilité et, depuis 2007, de production. Derrière ce succès unique, une méthode de production spécifique qui est devenue un standard mondial : le Toyota way. La littérature managériale sur les ressorts du kaizen (l'amélioration continue), le "zéro défaut", est abondante. En revanche, ses conséquences sur les conditions de travail, le vécu quotidien des ouvriers, ont été négligées.
La réédition en français du livre du journaliste japonais Satoshi Kamata, Toyota, l'usine du désespoir, paru en 1973 au Japon, permet de porter un nouveau regard sur le "miracle Toyota". En septembre 1972, Satoshi Kamata décide de se faire embaucher pour six mois comme intérimaire dans l'une des usines Toyota de Nagoya, pour vivre ce que ressentent les ouvriers du géant de l'automobile. Kamata note ses impressions dans un journal, dans un style très dépouillé, voire austère.
Au fur et à mesure que les petits faits du quotidien s'accumulent, un malaise s'empare du lecteur. Par petites touches, Kamata parvient à transmettre l'épuisement physique et mental qui s'empare de lui. Certes, le travail en soi n'a rien de compliqué. Mais l'organisation qui l'encadre, les cadences qui le rythment, la monotonie qui le caractérise finissent par l'amener à la limite du supportable. Les premières douleurs aux articulations apparaissent, les membres se font de plus en plus lourds, augmentant d'autant les risques d'accident, qui ne manquent pas de survenir. De façon insidieuse, l'aliénation du corps se propage à l'esprit.
C'est toute la force du livre de Kamata. En décrivant le toyotisme, paré de toutes les vertus sur le plan de l'efficacité industrielle, l'auteur arrive à le décortiquer pour en montrer toute la perversité pour celui qui exécute les tâches. "La grande différence avec le taylorisme ou le fordisme, c'est que, dans le cas du toyotisme, c'est l'ouvrier lui-même qui contribue à augmenter les cadences et non plus la hiérarchie", explique le sociologue Paul Jobin, qui a préfacé l'édition française.
Le chronométrage existe déjà dans le fordisme, mais en s'inscrivant dans la logique implacable du kaizen, relayé par l'organisation en "cercles de qualité", l'ouvrier est amené à apporter lui-même les suggestions pour réduire son temps d'opération. L'amélioration mécanique de la productivité étant sans limites, l'engrenage se révèle d'une efficacité redoutable, mais qui ne prend pas en compte la fatigue et la santé de l'ouvrier.
Bien sûr, on peut se demander si ce qui prévalait dans les usines japonaises de Toyota au début des années 1970 reste pertinent en 2008. Certes, l'ergonomie des postes de travail a dû s'améliorer, certaines tâches ont été automatisées, les déplorables conditions de travail, le cadre de vie quasi militaire décrits par Kamata, qui étaient tolérés en 1972, ont sans doute disparu. Mais l'auteur dénonce plus la philosophie d'un système que les conditions dans lesquelles il s'exprime. Et cette philosophie, elle, n'a aucune raison d'avoir disparu. Au contraire, on peut même penser qu'à partir du moment où l'amélioration continue est au coeur du toyotisme, le système a été peaufiné, perfectionné, augmentant d'autant les cadences.
Livre militant, diront ses détracteurs. A commencer par la direction de Toyota elle-même, qui avait obtenu en 1973, lors de la sortie du livre au Japon, que le nom de Toyota soit supprimé du titre. Kamata estime aujourd'hui que le fait d'avoir gommé la marque à l'époque a donné un caractère plus universel à l'ouvrage, qui s'est tout de même vendu à près de 300 000 exemplaires. Car, entre-temps, le toyotisme s'est disséminé dans des milliers d'entreprises qui tentent d'en appliquer les recettes magiques, avec leurs vertus, mais aussi leurs vices.
TOYOTA, L'USINE DU DÉSESPOIR de Satoshi Kamata. Ed. Demopolis, 264 pages, 21 €.
Article paru dans Le monde du 31 mars
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