Nous vivons une croissance insoutenable : pour des raisons écologiques, mais aussi sociales et culturelles. Socialement, parce qu'elle s'accompagne d'un excès de richesse d'un côté, et d'une misère artificiellement provoquée de l'autre. Et culturellement, parce que, quand on propose comme seul projet de vie une croissance de l'ordre de l'avoir et qu'on interdit un développement de l'ordre de l'être, on crée une crise spirituelle, une crise de civilisation.
Notre mode de croissance est de nature toxicomane, il vient compenser des éléments de mal-être dans la société. Mais on ne peut se contenter de dire que, pour des raisons de nécessité écologique, il faut organiser un sevrage. Si l'on ne propose pas de solutions positives, notre société sera comme un toxicomane qui préférera garder sa toxicomanie, quitte à en crever, plutôt que d'accepter la cure. C'est pourquoi il est essentiel de travailler autant sur l'espérance et le désir que sur la lucidité et l'alerte.
Le sociologue Max Weber disait que l'on était passé de l'économie du salut au salut par l'économie. Eh bien, nous vivons la fin de ce grand cycle culturel du salut par l'économie. Dès lors, l'idée qui se répand dans les milieux économiques qu'une « autre croissance » va permettre un rebond de l'économie est totalement insuffisante. Bien sûr, les technologies sont utiles, parce que l'ampleur du problème est telle qu'il faut avancer sur tous les terrains à la fois, et il n'y a aucune raison de se priver de cette approche. Mais comme le coeur du problème est lié aux grandes industries de mal-être et de maltraitance, si on ne va pas attaquer les causes de ce mal-être et de cette maltraitance, on n'aura rien résolu.
Par exemple, si l'on utilisait ne serait-ce que 10 % des dépenses passives de mal-être - la publicité, l'armement, les stupéfiants - vers des dépenses actives de mieux-être, cela permettrait de traiter les grands problèmes du Sud - faim, malnutrition, eau, santé -, et cela permettrait aussi de changer fondamentalement les modes de production, de consommation, et de vie, dans notre propre système de développement.
Patrick Viveret, conseiller à la Cour des comptes
Entretien réalisé par Hervé Kempf
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