Publié aux Editions du Seuil en 1977 par la CFDT, l'ouvrage Les Dégâts du progrès avait connu un certain retentissement, car il alertait de manière souvent convaincante sur les conséquences de la modernisation des entreprises sur les conditions de travail de leurs salariés. Ses auteurs mettaient alors en cause les restructurations, les effets de l'automatisation et l'accroissement de la division du travail. L'omniprésence de la question du chômage depuis trente ans a ensuite contribué à éclipser cette thématique. L'idée a aussi prévalu, au cours des années 1990, que l'activité professionnelle, « tertiarisée » et devenue globalement plus abstraite et intellectuelle, était de ce fait moins pénible physiquement et dès lors moins dangereuse.
Le projecteur a ensuite été mis sur une autre dimension du travail par deux ouvrages publiés en 1998 : La Souffrance au travail, de Christophe Dejours (Seuil), et Le Harcèlement moral, de Marie-France Hirigoyen (Syros). Tous deux ont eu à leur tour un impact non négligeable, et ont été à l'origine de nombreuses études et enquêtes sur le stress et la mauvaise gestion en entreprise. En montrant ce que les situations de compétition peuvent avoir de destructeur pour certains, ces recherches ont souligné les risques nouveaux induits par le dynamisme de la nouvelle économie et le culte du dépassement de soi. Toutefois, en privilégiant une seule facette (la santé mentale et l'équilibre personnel de chaque salarié) et une approche (celle des « psys »), ils ont fait passer au second plan la dimension physique du problème.
Celle-ci réapparaît aujourd'hui, à l'occasion de la prise de conscience de la persistance des contraintes physiques dans les entreprises et de leurs conséquences sur la santé et la sécurité des salariés. Contrairement aux autres pays occidentaux, le nombre de décès au travail n'a pas baissé en France depuis plusieurs années ; celui des accidents du travail et maladies professionnelles s'est même accru. D'abord considérée comme anecdotique, la multiplication des troubles musculo-squelettiques (TMS) est prise au sérieux. Toutes les enquêtes disponibles montrent à la fois la persistance des facteurs traditionnels de pénibilité (efforts physiques répétés, exposition à un environnement « agressif », travail en 3 × 8, la nuit, etc.), et le développement de troubles nouveaux, liés à l'accélération des rythmes de travail et à sa plus grande complexité.
Autrement dit, le constat est simultanément celui d'un niveau souvent plus élevé de charge mentale supportée par les salariés, et d'une détérioration fréquente de leurs conditions matérielles de travail. Les recherches les plus solides, si elles mettent en cause les effets de l'intensification du travail - en urgence, plus diversifié, requérant plus d'initiative -, s'attachent ensuite à montrer que ce sont les choix d'organisation qui sont en cause. Autrement dit, les entreprises peuvent être à la fois soucieuses d'améliorer sécurité et santé au travail, et être performantes. Philippe Askenazy, directeur de recherches au CNRS, prend l'exemple des efforts réalisés aux Etats-Unis au cours de la deuxième moitié des années 1990, qui ont mobilisé ensemble et efficacement pouvoirs publics, syndicats, assurances et entreprises.
Il s'agit d'un enjeu majeur, non seulement de sécurité au travail, mais aussi d'équité : s'ils forment moins du quart des salariés aujourd'hui, les ouvriers représentent les trois quarts des victimes des accidents du travail. Leur espérance de vie à 60 ans est inférieure de cinq ans à celle des cadres, et les écarts sont plus importants encore si l'on retient le critère du maintien en bonne santé. Ces constats constituent la toile de fond de l'actuelle négociation sur la pénibilité du travail.
Point de vue de JEAN-MARC LE GALL paru le 26.06.07
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