Au sein du groupe Renault, une recherche-action sur la prévention des risques psychosociaux lancée par la CGT a permis aux équipes syndicales d'aborder autrement les questions de souffrance au travail et leur intervention sur ce sujet.
Il y a quelques années, un technicien qualité a pété les plombs. Il s'est retrouvé en arrêt de travail, et nous avons lancé un droit d'alerte. " Pour Michel Blot, de la CGT Renault Le Mans, ce souvenir garde un goût amer : " Le technicien a finalement pris un an de congé sabbatique et n'est jamais revenu. Si on avait mené la recherche-action avant, on aurait mieux compris la complexité de son métier et on aurait pu mieux l'accompagner. " Ce syndicaliste fait référence à la recherche-action sur la prévention des risques psychosociaux lancée en 2008 par la coordination CGT Renault, avec l'appui du cabinet Emergences et le financement de l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Un projet original mené avec une équipe de scientifiques : les ergonomes Karine Chassaing, François Daniellou et Jacques Duraffourg, ainsi que Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine du travail.
En vingt ans, le groupe Renault a changé de peau. Les cadres sont devenus aussi nombreux que les ouvriers ou les techniciens. Dans le même temps, les conditions de travail se sont métamorphosées : intensification, nouvelles organisations, individualisation. A la CGT Renault, en baisse d'audience électorale, certains élus reconnaissent avoir été happés par des batailles institutionnelles, au prix d'un éloignement plus grand d'avec les salariés et la réalité des métiers. Les suicides survenus en 2006 et 2007 au Technocentre de Guyancourt (Yvelines) sont venus leur rappeler que la santé au travail n'était pas une préoccupation annexe. Et si les deux constats étaient liés ? Et si, pour préserver la santé, il fallait se pencher sur le travail au plus près ?
Tout un monde social…
C'est le pari qu'ont fait les militants syndicaux en participant à la recherche-action. Les scientifiques ont commencé par leur exposer un point de vue différent sur le travail : au-delà du seul geste de fabrication, des consignes, le salarié crée dans son travail tout un monde social. Il y met de lui, de son expérience, de ses relations avec ses collègues, de sa capacité à s'adapter à l'imprévu. Il se l'approprie. C'est ce qui permet à l'entreprise de produire dans les temps. Et c'est ainsi que le salarié se construit lui-même.
Or, aujourd'hui, du fait des contraintes pesant sur le travail, cet espace de développement s'amenuise. Ce qui fait souffrir. Car chacun résiste pour tenter de le maintenir et continuer à effectuer ce qu'il considère être un travail de qualité. Les participants à la recherche-action ont donc émis l'hypothèse suivante : et si le potentiel d'action des salariés résidait justement dans cette résistance ? A condition d'en faire non plus une question personnelle, mais l'objet d'un débat social. Aux organisations syndicales de percevoir alors les dilemmes que les salariés rencontrent et de les aider à les exprimer, en rendant visibles les tentatives qu'ils déploient pour faire leur travail, les attaques que la standardisation exerce contre leurs essais de maintenir forme humaine aux relations avec autrui. Ce qui permettrait aux salariés de trouver une issue sociale aux contradictions et conflits qu'ils ont intériorisés, au prix de leur santé.
Une quarantaine de militants, issus de neuf des treize sites Renault en France, ont adhéré à la démarche. A partir de mai 2008, militants et chercheurs se sont retrouvés durant trois jours tous les trois mois. En partant des situations et problématiques locales expliquées par les délégués, des méthodes et des outils ont été construits, des " chantiers " de réflexion-action choisis : productivité, organisation du travail, travail dans l'urgence, etc.
" A Bordeaux, les copains sont partis d'un constat : ils ne connaissaient rien au travail des secrétaires, à leurs difficultés ", raconte Sébastien Hohmann, de la CGT Réseau commercial. Les militants syndicaux ont donc poussé la porte des bureaux. " Au début, les secrétaires ont été surprises, se rappelle Sébastien Hohmann. Pour les copains, il a fallu aussi s'adapter : impossible de réunir tout le monde au milieu de l'atelier, délicat de discuter dans les bureaux qui jouxtent ceux de la direction. Ils ont organisé des rencontres à l'extérieur de l'entreprise. Les femmes ont parlé de leur métier. Elles ont expliqué comment les départs n'étaient pas remplacés, comment l'excès de polyvalence et le manque d'effectifs pesaient sur leurs conditions de travail. " Les élus locaux ont ensuite mis en place un travail syndical. " Il y a eu deux embauches, et maintenant les femmes viennent voir les élus CGT beaucoup plus facilement ", se réjouit Sébastien Hohmann. " Sur la souffrance psychique des fonctions support, par exemple, ça nous a ouvert les yeux ", confie-t-il.
Une embauche ici, une place créée là
De son côté, la CGT Le Mans a appliqué la démarche à un conflit déclenché fin 2009 dans un secteur de maintenance. " Par solidarité avec un jeune qui avait été formé pendant un an chez elle puis renvoyé en fabrication, l'équipe s'était mise en grève, relate le secrétaire du syndicat CGT du Mans Richard Germain. Nous leur avons demandé de nous expliquer leur travail. Tous nous ont parlé de la fierté de leur métier, d'appartenir à ce collectif, et du gâchis d'envoyer un jeune formé pendant un an dans un autre service. " Forts de ces échanges, les salariés ont construit collectivement leur argumentation. " Ils ont opposé au discours comptable de la hiérarchie la réalité du métier de professionnel de maintenance, bâti sur l'apprentissage, l'expérience et des solidarités exprimées quotidiennement. Ils parlaient "préparation de l'avenir", "expérience nécessaire pour une maintenance durable de l'outil de travail" et la hiérarchie, "ajustement de l'effectif à l'activité"… " Au final, le jeune apprenti a été réintégré dans l'équipe.
Pourtant, le principe ne fonctionne pas à tous les coups. Les mêmes militants CGT ont voulu revenir dans le service du technicien qui avait craqué il y a quelques années, pour se pencher sur l'écart entre travail prescrit et travail réel. " Mais le chantier a dû être interrompu quand la direction a cherché à savoir qui nous avait parlé, regrette Michel Blot. Les techniciens qualité ont pris peur et n'ont plus voulu répondre. " Un peu partout, certains militants syndicaux ont également abandonné le projet, trop occupés par la crise et le chômage partiel de l'automne 2008, d'autres vivant la démarche comme trop réformiste ou peinant à se l'approprier. Une trentaine de militants ont tenu bon.
Pour quels résultats ? Des syndiqués en plus. Une progression de l'audience électorale. Et, pour les salariés, une embauche ici, une place créée là, un agent réintégré, un poste de travail amélioré, etc. Des revendications classiques, finalement. Est-ce le but ? Une chose est sûre : si les salariés ne soutiennent plus aucun point de vue sur le travail, ce n'est pas la direction qui le fera pour eux. Il s'agit donc de les aider à construire un point de vue commun sur ce qu'ils défendent ensemble, à partager un certain type de rapport au travail, alors qu'aujourd'hui chacun tente de définir pour lui ce qu'est un travail bien fait.
Afin de rendre compte de la recherche-action, un DVD a été réalisé avec le soutien de la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) Ile-de-France. Son contenu peut être visionné ou commandé sur le site Internet du cabinet Emergences : www2.emergences.fr/fr/?p=1184
Elsa Fayner
Santé & Travail n° 074 - avril 2011
Article issu du dossier Stress en entreprise : la prévention fait fausse route