Pour la philosophe Michela Marzano, il faut remettre la coopération au cœur de la société pour contrer les ravages du «tous contre tous». L’idéologie libérale et le mythe de la «confiance en soi» alimentent la méfiance généralisée qui sévit dans notre société. Elle plaide pour le retour de la confiance entre les individus, sans laquelle aucune société ne peut survivre.
Hommes politiques, entreprises ou économistes n’ont jamais autant parlé de confiance. Pourtant, nous sommes de plus en plus méfiants. Que se passe-t-il ?
En 2008, lors de la crise des subprimes, on s’est rendu compte que les responsables politiques et économiques nous ont baladés. Que les premiers avaient fait des promesses qu’ils savaient irréalisables. Et que les seconds avaient fait comme si la croissance pouvait toujours être au rendez-vous. A force d’avoir trompé autrui pendant des années, le capitalisme lui-même s’est mis à ne plus avoir confiance, y compris dans ses propres produits. Le système bancaire s’est effondré faute de confiance dans les prêts interbancaires. Nos dirigeants ont alors dit : «Il faut que la confiance revienne.» Mais cela ne suffit pas, la confiance ne se décrète pas. Après l’avoir détruite, on ne peut pas la faire revenir d’un claquement de doigts. D’autant que le malaise est profond. On a perdu certains repères, on a oublié l’importance de la coopération et même sa signification. Par exemple, à force d’avoir joué avec le modèle du «tous contre tous», les entreprises ne savent plus comment faire travailler leurs salariés en équipe. Et ce discours managérial fait des ravages dans toute la société.
Vous en voulez beaucoup à l’apologie de la «confiance en soi»…
Oui. Ces trente dernières années, on nous a appris qu’il fallait avoir une très grande confiance en soi et surtout pas faire confiance aux autres, un signe de faiblesse. On a opposé les «winners» aux «losers», les «gagnants» étant ceux qui ont assez confiance en soi pour ne pas devoir s’appuyer sur les autres. On a réduit la confiance à une «compétence personnelle». Cette guerre de tous contre tous, qui cadrait très bien dans le modèle ultralibéral, faisait en fait l’apologie déguisée de la méfiance. Pourtant, l’idée qu’il faut maximiser son propre intérêt est là depuis le XVIIIe siècle. Mais à l’époque, contrairement à aujourd’hui, cela n’excluait pas la coopération. Gilles Deleuze disait que nous sommes dans une société perverse, où autrui n’existe pas.
Quels sont les risques liés à cette perte de confiance dans autrui ?
Ceux qui remettent systématiquement tout en question sont désormais majoritaires. Ils ne veulent plus lire les journaux. En Italie, on m’a reproché d’écrire dans La Repubblica. Ecrire dans un journal serait devenu la preuve qu’on collabore avec un système qui nous ment. De plus en plus de gens considèrent comme suspect tout ce qui vient d’«en haut» : responsables politiques, économiques, journalistes, enseignants… On soupçonne la parole publique de cacher quelque chose. Et le phénomène s’étend. Regardez en Italie le succès du «Mouvement 5 étoiles» de Beppe Grillo, son discours antipolitique, démagogique et populiste. Et, en France, la droitisation de l’UMP : même des partis qui n’étaient pas extrémistes reprennent ce discours. Ce n’est plus seulement le rejet d’une certaine politique, mais celui du politique. C’est très grave. Cela rappelle les années 30 et cela n’a pas l’air de s’arranger. La seule façon de s’en sortir est de retrouver un minimum de confiance mutuelle. Aucune société ne peut survivre sans ce ciment.
Pourquoi ?
C’est au sein d’un climat de coopération que les individus donnent le meilleur d’eux-mêmes. Le fameux dilemme du prisonnier l’a démontré. Quand on fait le choix apparemment irrationnel de coopérer, de faire confiance, tout le monde s’en sort au mieux. C’était cela, le rêve de la démocratie. Remettre la coopération au premier plan ne veut pas dire nier les spécificités, les talents, les mérites de chacun. Il ne s’agit pas d’aliéner l’individu, de renoncer à son propre intérêt. Au contraire.
Comment retrouver cette confiance ?
La clé, c’est l’éducation. Il faut reprendre le b.a.-ba dès l’école primaire, parce que l’hypercompétitivité y règne déjà. Et cela empire. Dans le monde de l’éducation, il n’est plus question que d’excellence, de compétition. Comme de performance dans le monde du travail. Le retour de la confiance prendra beaucoup de temps. Il faut s’y mettre tout de suite. Le changement, c’est maintenant (rires).
Qu’est-ce que cela suppose de la part de chacun de nous ?
Il faut accepter de lâcher prise, ne pas essayer de tout contrôler. Nous ne sommes pas surhumains. Il faut oublier l’illusion de la perfection, de l’indépendance totale, qui touche par exemple les anorexiques. Reconnaître qu’on peut avoir des faiblesses, des fragilités. Car nous sommes fragiles, même si nous avons fait semblant de ne pas l’être. Coopérer signifie reconnaître que nous dépendons les uns des autres. Et ce n’est pas négatif : la dépendance n’exclut pas l’autonomie et vice versa. Bien sûr, lâcher prise n’est pas facile. La confiance nous oblige à un saut dans l’inconnu. C’est un pari. Quand je fais confiance à quelqu’un, je ne sais pas comment cette personne y répondra. Elle est censée la respecter, mais peut aussi la trahir. La confiance va toujours de pair avec la trahison.
Et avec l’aveuglement ?
Non. La confiance ne peut jamais être aveugle et totale, sinon il s’agirait d’une forme de foi, de certitude. Alors que dans la confiance, il y a une dimension d’incertitude. Il faut accepter le risque d’être trahi, accepter de ne pas pouvoir tout attendre de l’autre. Et se réhabituer à entendre la vérité.
-
CV
Née à Rome en 1970, Michela Marzano est docteur en philosophie. Professeur à l’université Paris Descartes, elle dirige depuis 2011 le département de sciences sociales. Editorialiste au quotidien italien La Repubblica, elle a aussi écrit de nombreux ouvrages. Parmi eux, le Contrat de défiance (Grasset, 2010) et Légère comme un papillon (Grasset, 2012), le récit de son anorexie et de sa guérison.
Libération du 26 novembre 1012, propos recueilli par Coralie Schaub
Commentaires