Psychologues et psychiatres déplorent que nos sociétés hypercompétitives ne valorisent pas davantage l'altruisme
Stop à l'indifférence. Cultivons notre empathie ! Cette capacité à se mettre à la place de l'autre, à ressentir ses émotions. Ils sont de plus en plus nombreux - philosophes, psychologues, psychiatres - à plaider pour davantage d'altruisme. « La concurrence économique exacerbée par la mondialisation pousse chacun, bon gré mal gré, à entrer dans une logique de guerre dont les premières victimes sont au bout du compte la compassion, l'entraide et la solidarité », considère Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, auteur de L'Empathie au cœur du jeu social (éd. Albin Michel, 224 p., 17 euros). Les nouvelles technologies facilitent ce mouvement parce qu'elles invitent à la multiplication de relations désincarnées, sans visage, le plus souvent sans voix.
Les personnes qui contactent l'association trouvent auprès de leurs interlocuteurs une qualité d'écoute qui fait défaut dans leur entourage. « Le principe c'est d'être «avec», sans aucun jugement, sans vouloir donner des conseils, réconforter sans plaindre, alors qu'en général les gens essayent d'imposer leur point de vue », poursuit le président de l'association.
Mais pourquoi refrénons-nous souvent cette capacité à s'attrister - mais aussi à se réjouir - pour autrui ?
Pour Serge Tisseron, le principal ennemi de l'empathie, est le « désir d'emprise qui habite chacun d'entre nous » et « la jouissance qu'il assure » avec son corollaire, « la peur de se retrouver débordés et manipulés par les émotions d'autrui ». « S'ouvrir aux autres est souvent perçu comme une menace émotionnelle. Avec la crainte que nos émotions nous échappent et nous conduisent à faire des choses que nous ne souhaiterions pas faire », explique le psychologue.
L'empathie suppose donc une certaine confiance en soi et dans le monde, pour renoncer à contrôler notre semblable, et accepter que l'autre puisse nous éclairer sur nous-mêmes. Une disposition d'esprit probablement plus facile à développer dans la sphère privée que professionnelle.
A l'heure où l'on survalorise l'esprit de compétition, on comprend que la chose n'est pas facile. Mais si la société faisait fausse route, si l'espèce humaine devait sa survie autant à l'entraide qu'à la loi du plus fort ? Il serait bon d'y regarder d'un peu plus près. « Notre société insiste de plus en plus sur l'idéologie du chacun pour soi, explique Frans de Waal, spécialiste des primates et professeur de psychologie à Atlanta, aux Etats-Unis. La nature est dépeinte comme un combat pour la vie et la société est supposée la copier. » Pour l'éthologue, cette analyse est en partie erronée. « Mon argument principal, c'est que l'empathie et la solidarité sont des caractéristiques anciennes des mammifères qui ont permis aux primates de construire des sociétés complexes. Et nos sociétés seraient bien inspirées de les développer. »
Auteur de L'Age de l'empathie, leçons de la nature pour une société solidaire (éd. Les liens qui libèrent, 2009), l'auteur en livre de nombreux exemples chez les mammifères. « Beaucoup d'animaux survivent non pas en s'éliminant les uns les autres, mais en coopérant et en partageant », écrit-il. Pour l'éthologue, l'empathie est « une part de notre héritage aussi ancienne que la lignée des mammifères » qui s'est construite et consolidée autour du soin de la mère à ses petits et s'est progressivement répandue aux autres relations sociales. « Ceci expliquerait pourquoi elle est davantage une caractéristique féminine que masculine et pourquoi elle est affectée par certaines hormones, comme l'ocytocine, qui joue un rôle dans l'accouchement et les soins maternels », commente-t-il.
En valorisant la compétition au détriment de l'empathie, nos organisations auraient donc fait fausse route. Les suicides au Technocentre de Renault à Guyancourt, et à France Télécom en sont une des manifestations. « Toute la problématique qui s'exprime avec la souffrance au travail repose sur le refus d'aborder la dimension émotionnelle, soit parce qu'elle fait peur, soit parce qu'on la dénie », explique Patrick Légeron, psychiatre de formation et directeur général du cabinet Stimulus, spécialiste du stress au travail et des risques psychosociaux. « Il faut former les manageurs à construire des émotions positives et à bien gérer les émotions négatives, c'est-à-dire aider la personne à les dépasser, ce qui suppose de les accepter et de les comprendre. »
Médecin de formation, Pascale Molho forme à la communication non violente des couples, mais aussi des manageurs ou des salariés dans le domaine social. « Les gens pensent qu'en étant en empathie, ils vont perdre leur point de vue. Ils se sentent menacés dans l'affirmation d'eux-mêmes. Mais ça n'est pas une position de faiblesse, estime-t-elle. Voir le monde temporairement du côté de l'autre, comprendre ses besoins, permet de désamorcer l'agressivité et suppose d'être clair sur ses propres objectifs. »
Bref, on aurait tout à y gagner en termes de relation humaine. Au travail comme dans la vie privée. « Jouer à qui a tort et qui a raison n'est pas constructif, conclut Pascale Molho. L'écoute empathique va réveiller en chacun de nous l'envie de coopérer. »
Martine Laronche
Article paru dans l'édition du Monde du 17.10.10
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