Les bébés de salariés de L'Oréal qui partagent leurs jouets avec ceux de Danone : c'est la scène qui aura lieu dans la future crèche interentreprises de Clichy (Hauts-de-Seine), près du siège du géant des cosmétiques. Face à la pénurie de places dans les crèches municipales ou associatives, de plus en plus d'entreprises créent leur propre structure. Depuis octobre, celle du groupe PSA Peugeot-Citroën, à Vélizy (Yvelines), accueille une cinquantaine d'enfants du personnel du centre technique. "Le premier avantage, c'est la proximité. Mon enfant est à cinq minutes du travail", explique Patricia, 35 ans, ingénieure. Elle emmène sa fille de 19 mois le matin à 8 h 30 et la récupère vers 18 h 30, quatre jours par semaine, pour 400 euros par mois. "Un prix imbattable," renchérit Murielle, 36 ans, également ingénieure, qui a comparé ce tarif avec celui des autres modes de garde. En effet, les crèches d'entreprise sont subventionnées par la Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) à la condition sine qua non de respecter son barème. Les parents salariés paient donc selon leurs revenus et la composition du foyer. Et pas un centime de plus que dans une structure publique.
La liste des avantages est longue, à en croire les parents. "Les horaires sont adaptés au travail, il n'y a pas de contrainte de transport, et ce sont des professionnels qui encadrent nos enfants", ajoute Murielle, qui leur a confié sa fille à l'âge de 4 mois. Educatrices, auxiliaires, cuisinier, etc. : une équipe de vingt-cinq personnes est responsable d'une soixantaine d'enfants, quelques places étant réservées à la progéniture des employés de la base militaire voisine de Villacoublay.
Evidemment, les entreprises ne financent pas la garde des bébés de leurs salariés par pure philanthropie. "Augmenter le sentiment d'appartenance, en développant leur bien-être dans l'entreprise, est un moyen de recruter et de retenir les gens compétents", explique Anne Bellancourt, directrice de la performance des organisations de Coca-Cola, qui loue une dizaine de berceaux à Issy-les-Moulineaux. Au-delà du salaire, les employés tiennent compte d'avantages annexes, note aussi Jean-Luc Vergne, directeur des ressources humaines de PSA, qui multiplie les projets de ce type. "Cela représente un coût pour l'entreprise, dit-il, mais en contrepartie les salariés ont l'esprit plus libre, ils peuvent rester à une réunion, ils sont plus disponibles." Fidélisation, absentéisme maîtrisé, tranquillité : un cocktail qui a provoqué un boom des crèches d'entreprise.
"En 2007, le nombre de places subventionnées a plus que doublé par rapport à 2006", souligne un conseiller de la CNAF, qui attribue 10 % de son budget à la création de crèches de personnel.
Cet essor fait le bonheur des prestataires de services, dont une quinzaine se disputent le marché français. Ces entreprises, dont la mission est de gérer la crèche pour le compte d'une firme, estiment à 5 000 le nombre de places déjà créées, un chiffre qui pourrait doubler d'ici deux ans. Elles ont développé trois types d'intervention : la crèche dédiée à une entreprise, celle partagée entre plusieurs sociétés, ou la réservation de berceaux dans des garderies existantes. La société Babilou, chargée notamment de gérer la crèche L'Oréal-Danone, a vu son chiffre d'affaires multiplié par deux chaque année depuis 2005. "En 2008, ça sera davantage, prévoit Rodolphe Carle, cofondateur. On assiste à une véritable explosion de la demande des entreprises, alors qu'il y a quatre ans elles nous regardaient encore comme des extraterrestres." Apparu surtout dans de grands groupes, le phénomène s'étend à des secteurs variés, avec une légère avance dans l'énergie, la grande distribution et l'industrie, note la CNAF.
Cette évolution rapide s'explique par un nouveau contexte. Juridique d'abord : après la Conférence de la famille de 2003, qui a fixé un objectif général de 20 000 places de crèche supplémentaires et un budget de 200 millions d'euros, la loi de finances 2004 a consacré une enveloppe de 40 millions d'euros à soutenir l'investissement dans les crèches d'entreprise, et octroie à ce titre un crédit d'impôt de 25 % de l'investissement consenti. Au total, les entreprises qui ont recours à ce service ne financent qu'un tiers des dépenses, mais l'effort public reste inférieur au coût de la création de crèches municipales.
Cette avancée légale est poussée par un double phénomène, sociologique et démographique. D'un côté, de plus en plus de femmes travaillent et accèdent à des niveaux de responsabilité qui leur permettent d'influer sur les décisions managériales. Et les accords sur l'égalité professionnelle entre hommes et femmes, comme celui de PSA, favorisent la création de crèches. D'autre part, les naissances s'accroissent. "Depuis dix ans, elles ont augmenté de 10 %", constate la CNAF. Si le modèle n'est pas tout à fait nouveau - dans le milieu on cite les crèches "historiques" de Michelin ou de Libération -, il est désormais considéré comme un outil de ressources humaines à part entière.
Mais cet engouement peut aussi créer de nouvelles inégalités entre salariés. En région parisienne, la plupart des crèches sont installées dans les sièges d'entreprises, le plus souvent situés à l'ouest de la capitale, zone aisée. Pour les salariés résidents dans les banlieues plus populaires, le temps de transport à faire parcourir à leur enfant est rédhibitoire. Il n'y a pas non plus de place pour tout le monde. "Les critères de choix ne sont pas inéquitables, se défend M. Vergne. Sont prioritaires les parents seuls, ceux qui ont plus d'enfants, etc." Pour Crèche Attitude, une société spécialisée dans ce type de prestations, la création d'une crèche d'entreprise désengorge de fait les autres crèches. "L'important est d'augmenter globalement le nombre de places", note Anne-Charlotte Rousseau, associée. "C'est un signe que l'entreprise reconnaît que ses salariés sont aussi des parents, mais cela ne suffit pas pour résoudre la question plus générale de l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle", tempère Karine Armani, du cabinet de conseil Equilibres.
Laureen Ortiz
Article paru dans l'édition du Monde du 26.02.08.
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