Pour Mathieu Detchessahar, professeur de gestion à l'université de Nantes, l'absence d'un management du métier, à même de faciliter les arbitrages que doivent faire quotidiennement les salariés, participe de l'essor des risques psychosociaux.
Le fonctionnement actuel des entreprises génère-t-il des risques psychosociaux ?
Mathieu Detchessahar : Les entreprises sont dans un modèle d'hypercompétition, où se cumulent des objectifs de qualité, de coût, de réactivité, de flexibilité, d'innovation. L'intensification du travail qui en résulte devient synonyme de mauvaise santé quand l'accumulation des contraintes est vécue comme indépassable. Lors de notre travail sur l'accompagnement managérial de ce modèle, nous avons constaté que le manager de proximité était absent, alors que le besoin de sa présence était plus fort que jamais pour réguler le travail. Ce manager est aspiré sur deux autres scènes. D'abord, il est au chevet des machines de gestion et doit composer avec un tas de demandes non coordonnées d'enquêtes et de reporting. Un travail colossal ! Et quand il sort de son bureau, il va en réunion, aspiré par des directions qui, à la fois, l'abreuvent d'informations et ont besoin de lui pour répondre aux sollicitations externes croissantes des parties prenantes : actionnaires, législateur, espace public.
Le management est empêché. Ce n'est pas uniquement l'accumulation de contraintes qui rend le travail impossible, mais aussi cette absence. Et quand la confrontation des opinions autour du travail n'est pas arbitrée, les salariés ont le sentiment de ne pas faire un travail de qualité, équipes comme managers.
Que penser de la prise en charge de ce problème par les entreprises ?
M. D. : Si on se cantonne à faire de la formation des managers, on rate sa cible et, de plus, on risque de stigmatiser l'encadrement, jugé " mauvais ". Quant à faire de lui un détecteur de ceux qui vont mal, outre que cela dénote une vision individualisante du mal-être, c'est contre nature : on attend d'un manager qu'il mobilise et fabrique de la cohésion. Là, on lui demande d'avouer son incapacité !
Le diagnostic, si présent dans les accords de prévention, est essentiel, mais tout dépend de la voie suivie. Les outils quantitatifs jouent un rôle de thermomètre. Mais comprendre le pourquoi suppose une enquête qualitative, dans laquelle on donne la parole aux salariés. L'important est aussi ce qui se noue autour du diagnostic, comment se crée alors avec les acteurs de l'entreprise (équipes, direction, CHSCT…) un espace de dialogue où regarder ensemble la réalité du travail.
Que préconisez-vous ?
M. D. : Il faut travailler au " désempêchement " du management. Ce qui passe par un réexamen de l'emploi du temps du manager, de ses missions, avec pour horizon de lui retirer des tâches périphériques. Il faut aussi faire en sorte qu'il anime un débat critique sur le travail avec son équipe, et ça c'est très difficile. Car cela implique d'entrer dans des débats où s'expriment des désaccords. Cette discussion, d'autant plus nécessaire que le travail cumule des contraintes, il faut l'équiper, la structurer.
Soutenir managers et équipes dans cette démarche, c'est d'abord ouvrir des temps de discussion au niveau opérationnel, voués à une communication sous forme de dialogues, dans lesquels on discute même l'ordre du jour. Ces espaces doivent être fréquents et animés par un manager du métier, qui accordera du prix aux détails de l'activité. Cela suppose de disposer d'éléments qui éclairent la discussion et de garder une mémoire de ce qui se dit. Mais aussi d'avoir une délégation budgétaire pour résoudre certaines difficultés au niveau local et, à l'inverse, un canal de communication pour en remonter d'autres. Enfin, ces espaces ont besoin d'être installés dans le temps long pour que la confiance puisse s'établir.
Entretien avec Mathieu Detchessahar, professeur de gestion à l'université de Nantes
Propos recueillis par Isabelle Mahiou
Santé & Travail n° 074 - avril 2011
Article issu du dossier Stress en entreprise : la prévention fait fausse route